À La Varangue, les murs portent l’histoire de Madagascar
L’hôtel-restaurant tient sa particularité de sa décoration originale et composite, constituée notamment d’objets anciens, mais aussi de la qualité de sa carte qui en fait un restaurant gastronomique très prisé de la capitale malgache.
Une fois le portail franchi, le ton est donné. Dans la cour, des voitures anciennes délicatement agencées accueillent le visiteur. Sous un hangar qui les protège des intempéries, elles brillent de tout leur lustre : la marque d’un entretien attentif et minutieux. Ici, on découvre une Land-Rover Série II de couleur verte avec carrosserie rivetée en aluminium, une Mercedes Benz 300 SEL 6.3 W109 couleur or avec ses enjoliveurs particulièrement élégants et sa calandre toute caractéristique. Il y a également une Citroën Traction C4 rouge et noire avec freins à câble, et une tout autre Citroën C4G Torpédo de 1928 couleur noire. Le fourgon Renault 1000 kg à la silhouette si attachante, ne pourrait, lui, passer inaperçu. Avec fière allure, toutes ces belles pièces transportent le visiteur comme par magie, dans une séquence de film ancien, dans la trame de Borsalino & Co de Jacques Deray.
Dans l’espace qui sert de bar, le cuivre chaleureux des instruments de musique à vent qui, tels des étoiles accrochées à la voûte céleste, peuplent les murs bleus : saxophones, trompettes, tubas, clairons, clarinettes, etc. Sur le mur d’en face, fusils, mousquets, sabres, épées et autres pistolets d’époque se mêlent aux alcools fins, pour le plaisir des yeux et du palais des nombreux curieux attirés par cet attirail extraordinaire de souvenirs de toutes sortes. Sur une étagère au-dessus des lampes dont la propreté des verres indique le soin de la conservation, se trouvent une série de machines à coudre. Des dames-jeannes, de vielles bouteilles et d’autres objets de verre complètent le tableau.
Au fond de la pièce, pas loin de l’une des deux fenêtres, au-dessus du petit comptoir de bois qui fait office de réception de la maison d’hôtes, sont posées un assemblage de photos de quelques célébrités ayant visité le lieu, parmi lesquelles Yannick Noah, ancien champion de tennis et artiste d’origine camerounaise : un joli clin d'œil au visiteur que je suis.
La Varangue - expression d'origine portugaise désignant une véranda située au rez-de-chaussée des maisons (exceptionnellement au premier étage), à l'avant et généralement orientée vers le nord - est le coup de cœur de mon deuxième séjour à Tana en septembre 2022, le premier y ayant été effectué en 2015. Je redécouvre tout autrement cette belle et charmante ville aux collines nombreuses et à l’histoire riche. Face à l’originalité du site à la rencontre duquel je me rends à l’occasion d’un dîner entre amis, je ne peux résister à l’envie de faire connaissance avec les architectes de cette création originale, qui laisse apparaître une forte volonté de faire savoir et de faire vivre l’histoire et le passé riches de Madagascar, à travers certains objets usuels. Un espace qui, au-delà de la satisfaction de l’appétence gustative de ses clients, offre une toute itinérance dans le temps. Un véritable régal !
Rendez-vous est donc pris avec le propriétaire, un jour de semaine à 9h. Un chocolat chaud permet de meubler l’attente qui n’est pas longue, puis Éric Koller me reçoit. Une poignée de main franche et chaleureuse, et nous nous installons dans l’un des salons du balcon arrière du restaurant. Nous profitons pleinement de la fraîcheur matinale, et nous regardons le soleil sortir progressivement de sa torpeur. Des pensionnaires de la maison d’hôte prennent eux aussi leur petit déjeuner.
Vêtu d’un chandail bleu et d’une paire de jeans, les cheveux gominés et la barbe à la coupe soignée, le maître des lieux, avec gentillesse, se lance dans la relation de l’histoire de La Varangue.
Quitter Paris pour Tana !
Henri Koller, suisse alémanique, blond aux yeux bleus est serveur au restaurant de l’assemblée nationale à Paris, lorsqu’un contact lui apprend qu’à Madagascar un grand hôtel (Le Colbert) ouvrant nouvellement ses portes recherche un maître d'hôtel. Séduit et curieux, Henri largue les amarres et débarque à Madagascar le 26 juin 1960, le jour même de l’accession à l’indépendance de cette ancienne colonie française. C’est le temps des grands bouleversements dans la grande île, rapportera-t-il aux siens. Les «Blancs» quittent l’île assez précipitamment, dans les incertitudes de l’accession à l’indépendance du nouvel Etat. Toutes les personnes qu’il rencontre alors se demandent ce qu’il vient faire dans ce bourbier. Il brandit son contrat de travail à l'hôtel Le Colbert pour se rassurer de la justesse de son choix. «A l’époque, les chars occupaient les rues, mais ce n’était pas la guerre » rappellera préalablement Éric.
En 2000, à la demande expresse de son père devenu un des actionnaires du Colbert, Éric Koller rentre de France où il a fait ses classes à l’université du vin à Avignon pendant trois années. Il en est ressorti sommelier-conseil. Son père souhaite qu’il s’implique dans la gestion de l’hôtel qui s’est agrandi avec une nouvelle extension.
C’est ainsi qu’inspiré par ses souvenirs de jeunesse, le passionné de vin décide de retrouver sa maison d’enfance. Il est sous le choc. La cour est couverte d’herbes hautes, le portail rongé par la rouille et le bâtiment tombe en ruines. Le fils interroge le père qui lui fait savoir qu’il n’a plus suffisamment d’énergie pour s’occuper de cette partie du patrimoine familial. Éric et son épouse Magalie décident alors de reprendre le site et d’en faire une maison d’hôtes. La bâtisse d’une centaine d'années est une maison traditionnelle malgache, faite de briques de terre cuite et d’un toit recouvert de tuiles rouges, qui appartenait à une famille d’origine suisse. Dans son histoire, elle a servi tour à tour d’agence à Air France pendant les années de la colonisation, puis de site au service de la coopération suisse. A la suite d’un fait divers assez macabre sur lequel mon interlocuteur ne souhaite pas s’étendre, le service de coopération suisse se retire et la maison se retrouve à l’abandon. Le jeune couple va alors s'attacher à en assurer la restauration.
La victoire de Marc Ravalomanana à l’élection présidentielle de 2002 est contestée par l’amiral Didier Ratsiraka, ancien chef de l’Etat (de 1975 à 1993) qui est son principal rival lors du scrutin. La crise est alors ouverte, jusqu’au départ en exil de l’ancien chef de l’Etat en France au courant de la même année. À Antananarivo, les lieux de distraction sont peu nombreux. La période de crise aidant, quelques amis du jeune couple Koller décident de faire de La Varangue, nouvellement créée, le lieu de prédilection de leurs rencontres. Ils y organisent des soirées qui tranchent avec la morosité ambiante alors. Un salon et un menu très frugal sont suffisants pour satisfaire les commensaux : carré de poulet, salade niçoise et crêpes Nutella sont les seules lignes sur la carte. Les trois chambres de la maison d’hôtes sont également très prisées par ces visiteurs de passage pour la nuit, ce qui les soustrait aux aléas des barrages de sécurité nombreux dans la ville.
Une évolution inventive et récréative
Éric recrute Herilalaina Ravelomanana, un chef qui acquiert au fil du temps ses lettres de noblesse. Les menus, Éric Koller les élabore en symbiose avec son chef cuisinier. Ils travailleront ensemble pendant 11 ans, et développeront la variété et la qualité de la table de La Varangue. C’est la double étincelle qui allumera la mèche du restaurant gastronomique. Son orientation gastronomique consiste en l’utilisation des produits de terroir. Madagascar regorge de magnifiques épices et de produits d’excellente qualité que le duo s’efforce de faire figurer dans la carte du restaurant : vanille, poivre noir, poivre sauvage, fruits, poissons et crustacés. Éric souligne toutefois les difficultés d’approvisionnement en produits frais issus de la côte, du fait d’importantes défaillances en matière d’infrastructure (routières, aéroportuaires) et de logistique.
La maison d’hôtes grandit de même. Des 3 chambres du lancement, elle en compte 16 aujourd’hui, 5 suites et un loft de 120 m2, avec une vue imprenable sur le palais de la Reine dans la commune de Manjakandriana. Éric Koller affirme mettre un accent particulier pour garder le côté cosy et chaleureux du site, en ne manquant pas de rappeler au passage que les plus hautes personnalités politiques et administratives de la République malgache sont des convives réguliers de La Varangue.
C’est dans la même période de troubles politiques du début des années 2000 qu’Éric, passionné d’antiquités commence à constituer sa propre collection. Tout y passe: télégraphes, téléphones, chalumeaux, horloges, lampes, appareils photos, appareils de musique, théières, dames-jeannes, montres à gousset, voitures… Bref, tout est bon, pourvu que l’objet porte une histoire et puisse apporter une touche atypique à la décoration du site du restaurant.
Éric regrette toutefois le mimétisme de ses compatriotes : «à Madagascar, dès que vous faites quelque chose, les gens sont tentés de vous imiter. L’idée derrière la collection d’objets est non seulement d'en faire un petit musée pour la ville de Antananarivo, mais aussi de pouvoir conserver des pièces pour l’histoire, pour la mémoire ». Un peu agacé, il se désole de ce que de l’époque de la colonisation française, il ne reste plus d’objet marquant : «quand vous regardez les anciennes photos de Tana, il y avait des Tractions par centaines, aujourd’hui, il ne reste plus rien. Aujourd’hui dans Tana, il reste quelques 2CV, mais dans quelques années elles disparaitront toutes. Et c’est bien dommage. Car c’est aussi ces choses qui font le cachet de Tana et de Madagascar».
Tous les objets que l’on peut observer sur les murs et dans les vitrines de La Varangue ont été dénichés à Madagascar. Pour l’ensemble de ses collections, Éric s’appuie sur un réseau d’une quinzaine d’antiquaires qui parcourent l’Île rouge à la recherche de pièces d’exception. Le propriétaire de La Varangue note toutefois qu’il a parfois affaire à des pièces trafiquées qui ne sont pas originales. Mais la beauté de l’objet peut le conduire à l’intégrer dans sa collection riche de plus de cinq mille pièces. En plus de La Varangue, Éric expose ses pièces de collection dans ses lieux de résidence et au Petit Vedot, un bar à vin qu’il a repris et qui se trouve, comme La Varangue dans la partie ancienne de Antananarivo. La richesse de sa collection lui permet de faire des rotations d’objets et de changer assez régulièrement ainsi le décor de ses espaces. Pour le grand plaisir de ses convives.
Passeur de relais
Les automobiles exposées dans la cour de La Varangue sont minutieusement prises en mains par un mécanicien, qui s’en occupe avec une dévotion particulière. Chaque semaine, une séance d’entretien est prévue pour éviter que les moteurs ne se grippent. Parfois, le temps d’un après-midi, Éric Koller n’hésite pas à sortir quelques-unes d’entre-elles pour une petite balade dans les rues de Tana.
«Certaines des voitures exposées et acquises à Madagascar, ont parfois eu besoin de plus de quatre années de rénovation», explique Éric. Pour certaines d’entre-elles comme la Land Rover Defender, le casse-tête des pièces de rechange est moins présent, car ce sont des véhicules qui étaient abondamment utilisés par les missionnaires ou par les forces de l’ordre. Par contre, pour les autres, il faut parfois attendre la livraison des pièces commandées en Europe. Avec une pince de nostalgie dans la voix, il confie: «la Citroën C4 Torpédo que l’on peut observer date de 1928, et elle possède encore des freins à câble. Une pièce magnifique», avant de poursuivre avec regret « les plus belles pièces qui existaient à Madagascar ont été rachetées par des collectionneurs ne résidant pas dans la grande île ».
Éric possède une dizaine d’automobiles dans sa collection muséographique. Celles qui ne sont pas exposées dans son restaurant sont précieusement conservées dans un garage dans la ville. Dans le futur, il prévoit de construire un hangar d’exposition plus grand, afin de pouvoir les exposer toutes ensemble, pour qu’elles soient mieux appréciées, et pour le plus grand plaisir des visiteurs.
Éric Koller, ardent passeur d’histoire, essaie de transmettre sa passion à ses trois enfants. Sa première fille qui vit à Paris semble suivre le sillon familial et travaille dans la restauration. Son deuxième fils âgé de 23 ans a fait des études d’hôtellerie et s’occupe, avec son père, de la gestion du bar à vin qu’il vient de rajouter à ses activités. Son père pense que «l’appel du sang et de la terre» sera le plus fort, afin qu’il reprenne le flambeau de la passion de la collection des antiquités. Tout simplement une tradition de famille chez les Koller.
Il rappelle avec insistance sa citoyenneté malgache, en expliquant que l’objectif qui fait mouvoir son projet est «de prouver que l’on peut faire de belles choses à Madagascar ».
Un pari qu’il semble avoir réussi à tenir.
Bouba Kaele
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